Et si on parlait de dialogie ?

Pour comprendre de quoi il s’agit, refaisons un petit tour du côté des théories de la communication. Il y en a eu plusieurs au fil du temps, on a cherché des représentations qui marchaient, et on a trouvé des choses intéressantes…

Un premier modèle de la communication mécaniste

C. Shannon et Weaver ont proposé en 1948 un modèle de communication, au sens de transmission des informations, issu de leur expérience du décryptage.

Le linguiste, R. Jakobson, met en garde dès 1961 contre l’adoption par les sciences sociales de ce modèle mécaniste : « Avoir unifié, sous l’étiquette de communication, des réalités aussi différentes que l’échange de messages verbaux et la transmission physique de l’information, a embrouillé toute la question, puisque ce sont superposées, à un processus mécanique, des connotations anthropomorphiques » .
Jakobson propose un schéma de la communication qui explore la dimension sociale de la communication et énumère six facteurs de la situation auxquels il associe six fonctions :

  • Au référent est associé la fonction référentielle, dans le cas d’une communication d’information (par exemple, les informations objectives que véhicule le message),
  • Au destinateur est associé la fonction expressive ou émotive, lorsqu’il s’exprime personnellement (l’acteur Stanilavski pouvait dire « ce soir », avec 40 variations et 40 sens différents perceptibles par le public),
  • Au destinataire est associé la fonction conative, lorsque le destinateur s’efforce d’agir sur le destinataire (impératif, publicité),
  • Au contact (canal) est associé la fonction phatique, lorsque le destinateur établit et maintient le lien avec le destinataire (« hein », « heu », « hum », « allo »),
  • Au code est associé la fonction métalinguistique, quand le code est explicité (définitions, « je veux dire que »),
  • Au message est associé la fonction poétique, si le message est élaboré pour lui même (slogan politique ou poésie) et pour la part du message qui met en évidence le côté palpable du signe (« affreux » plutôt que « terrible » parce que ça sonne mieux).

Toutefois, ces fonctions, pertinentes mais difficiles à simplifier, ont été oubliées des représentations de la communication. Et c’est le schéma de Shanon et Weaver qui a donné lieu au schéma de la communication que tout le monde connaît : un émetteur transmet un message, en l’encodant, à un récepteur, qui le décode. La situation de communication est appelée « contexte », et est commune aux deux interlocuteurs. Le message passe à travers un canal, qui peut-être majoritairement auditif, visuel, ou combiner les deux. Et un feed-back, ou message en retour, du récepteur est possible, ce qui permet à l’émetteur d’adapter son message.
Ce modèle a souvent été utilisé en sciences sociales pour mettre l’accent sur les conditions de réalisation. On fait ainsi dépendre la bonne transmission du message de l’encodage, de la prise en compte du référent ou contexte, du choix du canal de transmission. La communication est à sens unique, même s’il est parfois noté une boucle de rétroaction. La transmission du message dépend en grande partie du codage adapté et rigoureux de l’émetteur. Les fonctions du langage ont disparu alors que le schéma qu’avait proposé Jakobson reprenait justement ces fonctions et non les facteurs de la situation.

La dialogie, une autre manière d’envisager la communication

Le concept de dialogie, introduit par Mikhail. Bakhtine, permet de comprendre la manière dont les discours circulent dans une société. La dialogie, c’est la manière dont les discours sont repris, contestés, validés, modifiés, amendés pour construire les représentation collectives. Bakhtine considère qu’« Aucun énoncé en général ne peut être attribué au seul locuteur : il est le produit de l’interaction des interlocuteurs et, plus largement, le produit de toute cette situation sociale complexe, dans laquelle il a surgi. »
Ainsi, tout discours emprunte au discours d’autrui et le terme de dialogie désigne le flot ininterrompu de discours qui circulent.
Bakhtine distingue deux niveaux de discours : les genres de discours premier qui sont produits dans les situations sociales quotidiennes (discussions, réunions…) et les genres de discours second (médias, publications, colloques…) qui en sont la reprise et la stabilisation.
On peut utiliser ce concept de dialogie pour définir la communication. La communication, ce n’est plus simplement la transmission d’un message mais c’est la construction collective des représentations et des savoirs qui se fait à travers la dialogie. Ainsi, les outils écrits et oraux qui font circuler le langage dans le cadre de la société construisent cette dialogie permanente, à travers la variété des formats, supports, moments de l’écrit et de l’oral.

La construction dialogique du discours professionnel dans le travail social

Dans le secteur social, cette dialogie se construit à travers l’alternance de l’oral et de l’écrit ; des brouillons, des notes et des écrits stabilisés ; des écrits d’observation du quotidien et des écrits de bilan et de projet annuels ; des écrits internes et des écrits destinés à être communiqués à l’extérieur ; des temps de réunion et des paroles échangées entre deux portes…
L’information est reprise parce que les formats sont différents. Passer d’une discussion à une prise de notes, d’une prise de note à une observation rédigée sur cahier de liaison, à un bilan puis à une réunion de synthèse, puis à un synthèse rédigée demande à chaque fois de formuler autrement, de réagencer les informations, de reprendre un terme, une expression, un lien logique déjà utilisés, de contester, amender, valider, transformer le déjà dit.
Et ce travail de transformation du discours, c’est une grande partie du travail d’accompagnement des personnes !